Bonnes feuilles : « Ukraine, de l’indépendance à la guerre » - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Bonnes feuilles : « Ukraine, de l’indépendance à la guerre »

[Publié le 14 janvier 2022]

L’Ukraine actuelle est indépendante depuis la chute de l’URSS en 1991, après une première éphémère indépendance entre 1917 et 1921. Elle avait alors surgi des décombres de l’empire russe, avant d’être avalée par la nouvelle entité soviétique. Un destin similaire la guette-t-il aujourd’hui, alors qu’elle a été amputée depuis 2014 de la Crimée, annexée par la Russie à la suite d’un référendum éclair rejeté par l’ensemble de la communauté internationale, et d’une partie du Donbass, à son extrémité orientale, sous le contrôle de deux républiques sécessionnistes largement soutenues par Moscou ?

Alexandra Goujon, politiste, maître de conférences à l’Université de Bourgogne et enseignante à Sciences Po Paris, membre du Centre de recherche et d’étude en droit et en science politique (Credespo), revient dans L’Ukraine : de l’indépendance à la guerre, qui vient de paraître aux éditions Le Cavalier Bleu, sur l’histoire ancienne et récente de cet État de 45 millions d’habitants, dont l’extrait que nous vous présentons ici montre à quel point il peut être considéré comme un simple objet, et non comme un acteur, de la politique internationale. Une lecture particulièrement utile au moment où, une fois de plus, la tension semble à son comble à la frontière russo-ukrainienne, et les rumeurs d’une invasion russe de grande ampleur alarment les observateurs.

« L’Ukraine est un État tampon. »

Les dirigeants européens considèrent souvent l’Ukraine, au mieux, comme un État-tampon avec la Russie, au pire comme entrant naturellement dans l’aire d’influence russe.

Alexandre Scaggion, « L’Ukraine aux confins de l’Europe », Revue Projet, 2006/1 (n° 290), pp. 11-16.

Située entre l’Union européenne (UE) à l’ouest et la Russie à l’est, l’Ukraine est souvent qualifiée d’État tampon, ce qui implique qu’elle aurait vocation à ne rejoindre aucune alliance militaire ou organisation d’intégration économique afin d’éviter les conflits entre les puissances voisines. Cette idée est notamment diffusée par un certain nombre de responsables politiques et d’experts occidentaux. Dans les faits, elle conforte un statu quo fondé sur l’absence d’accord entre ces mêmes puissances quant à l’avenir géopolitique de l’Ukraine. En 2013-2014, le projet de signature d’un accord d’association avec l’UE puis l’intervention russe en Crimée et dans le Donbass rebattent les cartes : ces événements prouvent, selon certains, que le statut d’État tampon n’est pas tenable pour l’Ukraine alors que pour d’autres, ils révèlent, au contraire, toute son acuité.

Après son indépendance en 1991, l’Ukraine entame un rapprochement avec la Communauté économique européenne au nom d’un « retour à l’Europe » proclamé notamment par le premier président d’Ukraine, Léonid Kravtchouk. En 1994, un accord de partenariat et de coopération est signé entre Kiev et Bruxelles pour aider le pays à consolider son régime démocratique et à développer son économie. La même année, l’Ukraine adhère au « Partenariat pour la paix », un programme de coopération de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à destination des pays non membres. Et, sous la pression occidentale, elle accepte, en échange de garanties sur son intégrité territoriale, de se séparer de son arsenal nucléaire qui est rétrocédé à la Russie (mémorandum de Budapest).

Les relations sont toutefois compliquées avec Moscou qui reconnaît, avec difficulté, l’indépendance de l’Ukraine considérée, par bon nombre d’hommes politiques et intellectuels russes, comme le berceau de l’État russe. Les débuts de la présidence de Léonid Koutchma (1994-2005) cherchent à apaiser les tensions. En mai 1997, la première visite de Boris Eltsine à Kiev permet la signature d’accords sur le partage de la flotte de la mer Noire, anciennement soviétique et stationnée dans le port de Sébastopol en Crimée, et sur la location pour vingt ans de ce même port à la Russie ; un traité d’amitié, de coopération et de partenariat atteste la reconnaissance par Moscou des frontières ukrainiennes.

Les liens avec les pays occidentaux ne sont pourtant pas à l’arrêt : Bill Clinton se rend deux fois à Kiev alors que Koutchma fait deux voyages aux États-Unis qui fournissent une aide financière importante à son pays. Mais les pratiques autoritaires du président ukrainien et les révélations d’une vente de radars anti-missiles à l’Irak ternissent les relations avec l’Ouest à la fin de son mandat.

La Révolution orange de 2004-2005 porte au pouvoir Viktor Iouchtchenko qui souhaite faire de l’adhésion de son pays à l’UE et à l’OTAN une priorité. Après le grand élargissement de l’UE à l’est (2004), une politique européenne de voisinage est lancée pour favoriser les échanges et stabiliser les États frontaliers. En 2009, l’UE propose à six de ses voisins (Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) un Partenariat oriental leur permettant de bénéficier, à terme, d’un accord d’association, d’un accord de libre-échange approfondi et d’un régime sans visa. Il s’agit d’éviter un nouveau rideau de fer en Europe. La perspective d’adhésion n’est pas encore à l’ordre du jour : elle ne fait pas consensus parmi les États membres. Quant à la Russie qui rejette ce statut de voisin, sa coopération avec l’UE se réalise, depuis 2003, à travers un partenariat stratégique spécifique.

La Russie veut empêcher, à tout prix, une intégration de l’Ukraine à l’UE et à l’OTAN. Depuis son arrivée au pouvoir fin 1999, Vladimir Poutine cherche à restaurer la puissance de la Russie dans le monde et en Europe. En miroir de la construction européenne, un projet d’Union économique eurasiatique est proposé aux États post-soviétiques appartenant à ce que la Russie appelle son « étranger proche ».

La première étape est une Union douanière, entrée en vigueur en 2010, entre la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan rejoints plus tard par l’Arménie et le Kirghizstan. Mais les dirigeants de quatre États (Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie) poursuivent leurs négociations avec l’UE afin d’offrir une perspective jugée plus prometteuse pour leurs pays et de limiter la domination de la Russie.

Depuis les années 2000, la diplomatie russe utilise l’interdépendance économique avec ses voisins, construite dans l’Empire russe puis en URSS, pour faire pression sur leur politique étrangère. Elle mène ainsi des guerres commerciales, sous couvert de raisons sanitaires ou règlementaires, comme en 2006 avec le vin géorgien interdit d’importation en Russie, son principal marché, alors que le président de Géorgie, Mikhail Saakachvili, porté au pouvoir par la Révolution des roses de 2003, mène une politique pro-occidentale.

Avec l’Ukraine, les disputes gazières s’intensifient à l’hiver 2005-2006, après la Révolution orange, lorsque la Russie veut aligner le prix du gaz, jusque-là très avantageux, sur celui pratiqué en Europe et exige de Kiev le règlement de ses arriérés de paiement : Kiev demande une augmentation progressive refusée par Moscou qui interrompt les livraisons. Le même scénario se produit en 2009 et affecte, cette fois-ci, de nombreux pays européens.

C’est, paradoxalement, au début de la présidence pro-russe de Viktor Ianoukovitch (2010-2014) que l’accord d’association avec l’UE est conclu puis paraphé (mars 2012). Mais, dès 2010, Ianoukovitch signe également un accord avec la Russie, prolongeant jusqu’en 2042 le bail du port de Sébastopol contre un rabais sur le prix du gaz russe. Une loi sur la neutralité militaire du pays est également adoptée et consacre l’abandon du Plan d’action en vue de l’adhésion à l’OTAN, réclamé sans succès par la présidence précédente. Alors que la signature d’accords d’association entre l’UE et ses voisins est prévue fin novembre 2013, Ianoukovitch fait volte-face, au dernier moment et sous la pression russe, tout comme son homologue arménien. Ce revirement provoque la Révolution de Maïdan qui n’empêche pas le président ukrainien de signer une série d’accords économiques avec la Russie quelques semaines plus tard. Mais la répression policière sur Maïdan accentue la révolte et finit par le faire fuir en Russie en février 2014.

Comprendre les origines de la crise en Ukraine en 5 minutes, Le Monde, 28 avr. 2015.

Élu en mai 2014, le nouveau président Petro Porochenko reprend la politique d’intégration européenne. Mais, entre-temps, la Russie annexe la Crimée et soutient un séparatisme à l’est de l’Ukraine qui provoque un conflit meurtrier entre l’armée ukrainienne et les insurgés des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk. L’accord d’association avec l’UE est finalement signé en juin 2014 puis ratifié.

La zone de libre-échange démarre en 2016 et, depuis 2017, les citoyens ukrainiens bénéficient d’une exemption de visa pour de courts séjours dans l’UE. En réponse, la Russie met fin à l’accord de libre-échange avec l’Ukraine, adopté en 2011, et interdit l’importation de certains produits ukrainiens : les autorités ukrainiennes ripostent par des mesures similaires à l’égard de produits russes.

Depuis l’annexion jugée internationalement illégale de la Crimée et l’intervention russe dans le Donbass, l’Union européenne adopte plusieurs séries de sanctions à l’encontre de la Russie à l’instar des États-Unis, du Canada, de l’Australie et d’autres pays occidentaux. Ces sanctions sont, tout d’abord, politiques avec une limitation des relations diplomatiques avec la Russie dont son exclusion du G8, une interdiction de voyager dans l’UE et un gel des avoirs pour les individus impliqués dans la remise en cause de l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine : en mai 2021, cette mesure concerne 177 personnes et 48 entités. Les sanctions sont, aussi, économiques et ciblent plusieurs secteurs dont la défense, le pétrole et les banques. La Russie réplique avec des contre-sanctions frappant notamment les produits agricoles et une liste noire, non publique, de ressortissants américains et européens interdits d’entrer sur son territoire. Tous ces éléments conduisent certains observateurs à parler de nouvelle guerre froide.

Ukraine : la riposte américaine, TV5 Monde, 1ᵉʳ décembre 2021.

Outre l’intégration à l’UE, le conflit à l’est relance la perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, jugée vitale par Kiev qui l’inscrit, en 2019, dans sa Constitution, abandonnant ainsi le statut de neutralité militaire déclarée en 2010.

En 2021, les autorités ukrainiennes, dont le président Volodymyr Zelensky, élu en 2019, font du lobbying auprès de leurs alliés occidentaux pour que cette perspective soit entérinée. Les dirigeants de certains États européens dont la France et l’Allemagne sont réservés, en partie pour ne pas froisser la Russie, contrairement à ceux de la Pologne et des pays Baltes. La menace russe dans l’est ukrainien est justement faite pour refroidir les Occidentaux alors qu’elle conforte, en retour, les élites ukrainiennes dans le bien-fondé de leur demande de protection auprès des organisations euro-atlantiques.

Ce texte est issu de « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre », paru le 18 novembre 2021 aux éditions Le Cavalier Bleu. Le Cavalier Bleu

Les dirigeants ukrainiens ne considèrent pas leur pays comme un État tampon contrairement à certains dirigeants ou spécialistes occidentaux. Depuis 2014, l’annexion de la Crimée et le conflit à l’est les a confortés dans leur projet de faire adhérer leur pays à l’UE et à l’OTAN. Mais, en dépit de leur aide politique, financière et militaire, les Occidentaux demeurent indécis sur l’avenir d’une Ukraine qui, malgré elle, se retrouve dans une situation d’État tampon que la Russie exploite : à défaut de pouvoir en faire un allié, Moscou utilise la force en insistant sur l’anomalie de l’histoire qu’elle représente à ses yeux.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.