Remigration : ce que « l’anti-mot de l’année » en Allemagne dit du débat public actuel - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Remigration : ce que « l’anti-mot de l’année » en Allemagne dit du débat public actuel

Dans de nombreux pays européens, les fins et les débuts d’année donnent lieu au choix – parfois à l’élection – du mot/des mots de l’année, entendus comme ces unités lexicales qui condensent à elles seules tout un pan de discours, de positions, de controverses qui ont marqué les douze mois écoulés.

L’idée sous-jacente à ces classements, largement développée en analyse de discours, est que certains mots, souvent appréhendés comme « formules », fonctionnent comme des révélateurs et des marqueurs des soubresauts et des évolutions de la société dans à peu près tous les domaines : politique, économie, vie sociale, sport, etc. Ils sont les pierres angulaires de positionnements et de postures de toute nature et leur simple énoncé active toute une série d’arguments et contre-arguments.

Si cette tradition n’est pas implantée en France – en tout cas pas de façon organisée et institutionalisée – elle l’est largement autour de nous. C’est le cas au Royaume-Uni, où ce sont les Presses universitaires d’Oxford qui président à ce choix et ont retenu, pour 2023, le mot rizz qui désigne le charisme, le charme, l’attractivité ; ou en Belgique flamande et aux Pays-Bas, où l’éditeur de dictionnaires van Dale fait la même chose et a opté, pour l’année qui vient de s’achever, pour graainflatie, un mot-valise parfois traduit par « cupideflation » en français et hérité du néologisme anglais greedflation pour désigner la stratégie mise en œuvre par certains industriels afin de profiter de l’inflation liée à l’augmentation des coûts pour augmenter leurs marges. Dans le même domaine de l’économie, on se souvient des discussions, pendant toute l’année 2023, en France et dans d’autres pays, autour de la paire de termes shrinkflation/réduflation.

Du mot à l’anti-mot de l’année en Allemagne

En Allemagne, qui est au centre de cet article, le choix des mots de l’année est beaucoup plus institutionnalisé et connaît, chaque année, un large écho médiatique. J’utilise ici le pluriel, car il y en a en fait plusieurs.

Tout d’abord, le « mot de l’année », au sens strict, qui est choisi régulièrement depuis 1977, après un premier essai isolé en 1971, par une société savante, la Gesellschaft für deutsche Sprache (société pour la langue allemande) dont le siège est à Wiesbaden. À partir d’une première collecte de mots faite dans les médias, mais aussi de propositions spontanées envoyées par des citoyens, le jury, largement composé d’experts de la langue réunis dans le bureau de l’association, opère des vagues de sélection successives pour arriver à une liste de dix mots dont celui classé numéro un prend le titre de mot de l’année.

Cette année, c’est Krisenmodus – littéralement le mode de crise – qui a été retenu pour désigner cet état de crise permanente ou perpétuelle dans lequel vit l’Allemagne, et pas seulement elle, depuis la crise Covid, avec les conséquences, en particulier mentales, que peut entraîner cette situation.

À côté de cette première initiative, une autre fait souvent couler davantage d’encre encore : c’est l’« anti-mot » de l’année, que l’on pourrait paraphraser comme le mot abject dont l’emploi est ainsi dénoncé et condamné.

Lancé en 1991 et d’abord choisi dans le sillage du « mot de l’année », il est depuis 1994 déterminé par un jury indépendant constitué de quatre linguistes, un journaliste et un autre membre coopté chaque année, issu des milieux de la culture et des médias. Par « anti-mot », le jury entend des formulations soit « dénuées d’humanité », soit « inadaptées pour ce qu’elles désignent ». Bref, des mots et des formules détestables qu’un emploi réfléchi de la langue ne devrait pas produire.

Le but de cette action est très largement de faire réfléchir les locuteurs de l’allemand à l’utilisation de la langue en contexte, tradition très ancrée dans le monde germanophone, y compris comme discipline académique connue sous le nom de Sprachkritik – critique de la langue. Les travaux du philologue Victor Klemperer sur la langue du Troisième Reich, consignés dans son ouvrage majeur publié en 1947, prennent toute leur place dans cette tradition, tout comme la publication en 1958, sous la plume de Dolf Sternberger, Gerhard Storz et W. E. Suskind, du Dictionnaire de l’inhumain, qui commentait et mettait en perspective les pires vocables de la dictature nazie.

Remigration et le spectre des affaires de l’AfD

Publié ce 15 janvier par le jury décrit ci-dessus, l’anti-mot de l’année 2023 est remigration (qui rappelle le concept de « remigration » en français, nous y reviendrons). Les derniers événements autour du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD) lui donnent un relief et une actualité toute particulière.

Dans son communiqué de presse, le jury justifie son choix par les arguments suivants. Il s’agit tout d’abord d’un euphémisme, une forme linguistique visant donc à atténuer, adoucir une réalité par trop brutale – ici le projet d’expulser par la force, voire de déporter de façon massive des personnes vivant en Allemagne et issues de l’immigration. Pour le jury, il s’agit très clairement d’un mot relevant du combat idéologique d’extrême droite, cachant les véritables intentions qu’il véhicule derrière une façade anodine.

Ce faisant, on assiste à un détournement de sens idéologique puisque, en tout cas pour la tradition allemande, ce terme est issu de la recherche sur les migrations et l’exil où il désigne des formes volontaires de retour dans son pays natal. Ce détournement idéologique en faisait bien sûr un candidat de choix pour être désigné « anti-mot ». Le communiqué de presse du jury continue par ailleurs en dénonçant l’objectif de la Nouvelle Droite qui se cache derrière ce terme, en l’occurrence arriver à une hégémonie culturelle et à l’homogénéité ethnique de la nation allemande.

Ce choix ne pouvait pas plus tomber à point nommé dans la mesure où il vient alimenter un débat enflammé qui fait rage depuis le 10 janvier dernier dans le paysage politique et médiatique allemand suite à la publication ce jour-là d’une enquête du site d’investigation Correctiv. Cette enquête très détaillée, structurée en actes à la façon d’une pièce de théâtre, révèle une rencontre secrète, le 25 novembre 2023, dans un hôtel situé près de la ville de Potsdam, organisée à l’initiative d’un dentiste retraité bien connu sur la scène d’extrême droite allemande et d’un investisseur non moins connu du secteur de la gastronomie (mais lui-même absent à ladite réunion).

Immigration : le « plan secret » de l’extrême droite allemande fait scandale, LCI, 19 janvier 2024.

Cette rencontre avait deux objectifs affichés : d’une part, la collecte de fonds de campagne pour l’AfD et diverses structures proches, existantes ou en création ; et d’autre part, la présentation et la discussion d’un « plan d’action ». Elle a réuni un certain nombre de membres de l’AfD – dont Roland Hartwig, le conseiller personnel de la dirigeante du parti Alice Weidel –, des représentants de diverses mouvances néonazies et des donateurs fortunés, pour discuter justement, dans l’hypothèse d’une accession au pouvoir de l’AfD, d’un « plan de remigration » visant une expulsion à grande échelle de plusieurs catégories de personnes.

Ce plan, qui constituait le point central de la rencontre, a été présenté par Martin Sellner, figure historique du mouvement identitaire autrichien. Sellner y désigne trois groupes-cibles pour la remigration : les demandeurs d’asile, les étrangers ayant droit de séjour et les citoyens « non assimilés ». Il va même plus loin en imaginant la création d’un « État-modèle », par exemple en Afrique du Nord, à même d’accueillir les groupes en question ainsi que celles et ceux qui souhaitent les soutenir. On comprend, à lire ces détails, les arguments du jury de l’anti-mot de l’année pour justifier son choix, et en particulier la dimension euphémistique du terme – et ce d’autant plus dans le contexte allemand dont l’« héritage discursif » a été rappelé ci-dessus.

Ces révélations ont rouvert le débat d’une éventuelle interdiction constitutionnelle du parti AfD en Allemagne, question qui revient comme un serpent de mer dans le débat politique fédéral : une pétition en cours a déjà réuni 400 000 signatures et le député chrétien-démocrate Marco Wanderwitz cherche aussi les soutiens nécessaires au sein de la Diète fédérale pour engager la procédure idoine. Dimanche 14 janvier, des manifestations organisées en réaction à ces révélations à Berlin et Potsdam ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes, dont le chancelier Olaf Scholz et la ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock.

Remigration – un internationalisme ?

Le terme choisi comme anti-mot de l’année 2023 en Allemagne, et que le jury présente comme une dérivation du latin remigrare pour rentrer chez soi, apparaît en fait, et surtout, comme un internationalisme utilisé sous cette forme dans beaucoup de langues : il alimente donc de façon croisée des discours dans plusieurs pays qui se répondent, s’alimentent et s’entretiennent mutuellement.

En français, il a fait l’objet d’une forte thématisation dans la discussion politico-médiatique lors du dernier scrutin présidentiel avec la proposition du candidat Éric Zemmour, dont plusieurs thématiques ont d’ailleurs été analysées par l’analyse française du discours, de mettre en place un « ministère de la Remigration ».

Une brève interrogation du corpus français disponible sur l’outil SketchEngine, en particulier de ses contextes d’emploi, montre très clairement son ancrage dans un discours d’extrême droite, confirmant le statut qui lui est reconnu comme marqueur de la mouvance identitaire. Il y voisine en effet avec des noms comme islamisation, communautarisme, identité, remplacement, invasion, mais aussi avec des verbes d’action comme enclencher la remigration ou de positionnement comme prôner la remigration.

On le voit ici nettement, de tels mots – j’ai parlé plus haut d’internationalismes – circulent d’une langue et d’une culture à l’autre dans des discours apparentés où ils constituent autant de signaux d’appartenance et de reconnaissance. Dans le domaine politique, comme dans beaucoup d’autres, les combats idéologiques passent par des combats sémantiques où il s’agit d’occuper les concepts, d’y imprimer sa marque pour, finalement, les soustraire à l’adversaire. Dans cette perspective, le choix 2023 du jury de l’anti-mot allemand de l’année ne pouvait mieux atteindre ses objectifs : nous amener à toujours interroger les implications des mots que nous employons.

Laurent Gautier, Professeur des Universités en linguistique allemande et appliquée, Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédits photo : © Rasande Tyskar // Licence : CC BY-NC 2.0 Deed