Quand l’archéologie raconte les grands faits et les petits gestes de notre histoire commune
[Publié le 18 janvier 2022]
« Nous fouillons, c’est votre histoire » : ce slogan s’affiche avec audace sur nombre de palissades protégeant les chantiers archéologiques de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). En ville comme à la campagne, la collaboration entre aménageurs, urbanistes et archéologues se déploie sur le territoire depuis qu’en 1995, la convention européenne de Malte a énoncé les fondements de la protection juridique du patrimoine. C’est une histoire de France plurielle qui se révèle désormais au plus lointain que le récit des hommes puisse l’écrire, en exhumant les archives du sol.
Un frêle bras gauche
L’un des préambules de ce long récit est un frêle bras gauche, celui du jeune Néandertalien, vieux de 200 000 ans, récemment mis au jour en Seine-Maritime. Il est notre vestige fondateur. Quelques milliers de générations plus tard, d’une chronologie inégalement documentée, surgit dans la Somme la silhouette d’une femme ronde, hâtivement esquissée dans le calcaire il y a 23 000 ans avant notre ère. Ils sont, « en vrai » comme en image, les premiers ancrages d’une histoire partagée, bien avant la lecture improprement revisitée d’un royal baptême mérovingien : ces vieux « ancêtres » donnent l’impulsion et signent l’amplitude d’une narration commune.Raconter les liens tissés entre les humains
Les données issues de la terre sont imparables et sans filtre. Matérielles et souvent fragmentées, elles savent aussi relater les liens tissés entre les humains ; elles révèlent l’acceptation, les soins et le partage. La solidarité, parfois ! Sans artifice, elles déroulent l’aventure des humbles et des mal lotis. Ceux qu’on a oubliés, éliminés, voire effacés du récit. Leur lecture fait sens avec nos débats contemporains, avec les questionnements d’un siècle aux ambitions inclusives et bienveillantes.
Cette archéologie raconte l’histoire de l’interminable et invisible cohorte d’infirmes, d’estropiés, de miséreux et de mendiants, que leur vulnérabilité ou leur handicap a rendu si dépendants et que leurs proches ont pris en charge, dans la dignité de la compensation. Au IIIe siècle avant notre ère, une vieille Gauloise a bénéficié d’un appareillage, ingénieux système de maintien et de transport, en métal, en cuir et rembourré de paille confortable. L’entraide, rudimentaire mais efficace, valide ici l’idée du « care » ancestral, espéré par les philosophes et les sociologues. La solidarité se déploie au bénéfice des non autonomes. Une recherche sociétale émerge peu à peu.
Cette archéologie interroge les inégalités sociales de ce temps d’avant, pas si lointain, où selon que l’on était riche ou miséreux, la terre consacrée n’ensevelissait pas toujours les morts dans une égale éternité. Ainsi sur les lieux d’inhumation des paroissiens du couvent des Jacobins, à Rennes, entre le XVe et le XVIIIe siècle, les autorités ecclésiastiques ont-elles inventorié et dispersé les morts selon leur statut socio-économique : aux plus pauvres le cimetière dépouillé des hôpitaux, aux plus riches le faste feutré des sols d’églises.
Partager une même terre
Pour le Moyen Âge, cette archéologie identifie même, avec aplomb, la présence, très ancienne, des « autres », les membres de ces communautés culturelles et religieuses, certes minoritaires, qui partagèrent, avec autant de sérénité que de fracas, une même terre d’accueil. Un rien suffit, parfois, comme ces trois sépultures du VIIIe siècle, dans les faubourgs de Nîmes, n’obéissant pas aux préconisations liturgiques en vigueur. Le rite, ici discordant, est largement déployé par ailleurs, dans la péninsule ibérique, en Sicile ou au Maghreb. L’analyse de leur ADN trace l’origine nord-africaine, sans doute berbère, de ces « étrangers » abrités dans un cimetière mixte et que des officiants ont su enterrer selon leurs propres rites mortuaires. Au milieu des tombes chrétiennes. Souvent diabolisée ou invisibilisée, la présence musulmane, si ténue dans les sources écrites, s’affirme ainsi avec force. Un nouveau chapitre, un maillon non négociable de la fabrique collective.
Patrice Pliskine/Inrap, Author provided
Cette archéologie de l’altérité contextualise aussi l’implantation ancienne des juifs en France, leur vie souvent paisible avec les chrétiens, inscrite jusque dans la juxtaposition des édifices de culte et des lieux de vie. Les inscriptions hébraïques d’un monument de Rouen au XIIe siècle, le mikvé (bain rituel) de Montpellier au XIIIe siècle ou le cimetière juif de Châteauroux des XIIe-XIVe siècles sont autant de traits d’union, d’épisodes pacifiques, patiemment fondés sur la complexité des origines communes que la tragédie des expulsions royales des XIIe, XIVe et XVIe siècles a abîmés.
Philippe Blanchard/Inrap, Author provided
Parfois, nul besoin d’étudier un squelette pour célébrer le vivant. Un petit récipient de cuivre, maintes fois rafistolé, bouleverse et révolte : c’est la volonté farouche, l’instinct de survie des esclaves malgaches abandonnés, toute honte bue par l’équipage d’un bateau de la Compagnie française des Indes orientales sur l’îlot de Tromelin, dans l’océan indien, à la fin du XVIIIe siècle, qui jaillit (FIG.6). Sans les fards trompeurs de la dissimulation officielle.
La matérialité de l’archéologie assume les grands faits et révèle les petits gestes. Les élans dignes comme les pires compromissions. Elle restitue l’authenticité du rapport à l’autre. On répète souvent que l’archéologue feuillette un livre dont il arrache les pages sitôt lues. C’est une encyclopédie à ciel ouvert, sans subjectivité ni appropriation culturelle, qui sait contourner les pièges nauséabonds de l’instrumentalisation pour parler à chacun d’entre nous, de chacun d’entre nous. De nos diversités, nos zones d’ombre, nos vulnérabilités et nos différences. Cet ouvrage aux pages mouvantes n’occulte aucun chapitre, aucun paragraphe délaissé et transmet les données dans la crudité d’un demi-oubli.
Max Guérout/GRAN, Author provided
L’archéologie, inlassablement pratiquée sur le territoire, grâce aux lois patrimoniales et à l’engagement des chercheurs, fabrique une France, jamais racornie, qui relie chaque homme et chaque femme, d’où qu’ils viennent, quoiqu’ils fassent et pensent, en déroulant mille et un détours, au si lointain bras gauche du jeune Néandertalien de Normandie.
À lire : « La fabrique de la France, 20 ans d’archéologie préventive », sous la direction de Dominique Garcia, Flammarion, Inrap, 2021.
Valérie Delattre, Archéo-anthropologue, INRAP, Université Bourgogne Franche-Comté (UBFC) et Dominique Garcia, Professeur d’Archéologie, Président de l’INRAP, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.