Comment la Chine a fait de l’art contemporain une arme de soft power - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Comment la Chine a fait de l’art contemporain une arme de soft power

[Publié le 27 janvier 2022]

Si en Occident la perception principale que l’on peut avoir de la relation entre la Chine et l’art contemporain est la manifeste défiance du régime de Pékin envers un certain nombre d’artistes nationaux, le fait est qu’en moins de vingt ans, la Chine est (aussi) devenue un géant du marché de l’art.

Avant l’an 2000, il n’existait pas de véritable marché chinois pour l’art contemporain – à la différence de l’Europe et de l’Amérique du Nord, régions où la structuration du marché de l’art est ancienne, avec l’essor dans le temps des places fortes que sont Paris, puis Londres et New York.

Aujourd’hui, l’Empire du Milieu a conquis une position de mastodonte du marché de l’art à l’échelle internationale. Si le même type d’essor est observé au cours de la période dans d’autres pays, en particulier les autres BRIC (Brésil, Russie, Inde), la proportion reste incomparable par rapport à la Chine.

Une ascension spectaculaire

L’évolution est impressionnante : en partant de rien et en s’appuyant sur des investissements colossaux, le marché de l’art chinois s’est développé à travers l’émergence de toute une série de structures sur le territoire national (maisons d’enchères, musées et foires d’art contemporain, etc.) afin de permettre le déploiement de ce marché à fort potentiel.

Cet élan, soutenu à la fois par l’État et le secteur privé, met en évidence la façon dont l’art contemporain peut être utilisé comme instrument de soft power, ici afin de diffuser la grandeur de la Chine à l’international.

Les chiffres sont éloquents : de zéro en 2000, les musées d’art contemporain privés – développés par des entrepreneurs – sont passés à 88 en 2019 ; les musées publics à 42.

Plus précisément, la multiplication de ces musées publics et privés sur le territoire national est particulièrement évidente de 2006 à 2015. Nos recherches montrent comment ces lieux, à travers les expositions qui y sont organisées, sont les vecteurs d’une évolution bien réelle des politiques culturelles – et donc les témoins d’investissements lourds dans le secteur culturel. Citons par exemple l’exposition Post Ink and After Ink en 2015, au Today Art Museum (Beijing, China), ou celle que le musée d’art contemporain de Shanghai a consacrée à l’artiste japonaise Yayoi Kusama (A Dream I Dreamed).

La diffusion fulgurante de l’art contemporain dans ces espaces illustre de manière concrète la façon dont les politiques de libéralisation économique et culturelle ont contribué à l’évolution du statut de pratiques artistiques d’avant-garde. D’abord informelles voire clandestines, elles se sont muées en pratiques institutionnelles soutenues par l’État et le secteur privé.

À partir de données recueillies sur une période allant de 1989 à 2019, et notamment grâce à l’analyse des réseaux sociaux depuis leur émergence, nous avons pu mettre en évidence le processus qui a vu l’art contemporain progressivement supplanter l’art officiel et finir par obtenir une véritable reconnaissance à l’international.

Depuis la fin des années 2000, ce sont surtout les foires d’art contemporain qui ont joué un rôle majeur dans l’aboutissement de ce processus et dans la mise en relation entre les différents acteurs de la scène artistique internationale (Art Beijing, CIGE, Sh Contemporary, Shanghai Art Fair).

 

La fin du statut underground de l’art contemporain

La dichotomie entre art officiel et art contemporain en Chine continentale tend à s’atténuer au tournant du début du siècle. D’une part, les politiques culturelles entérinent la transformation d’un « marché culturel » – simple espace où acheteurs et vendeurs se connectent – en une « industrie culturelle » – soit la création de toute une filière de production, de distribution de biens et services qui avant n’existait pas. Cela témoigne, aux yeux des autorités, de l’importance que prend ce secteur au sein de l’économie chinoise en même temps que cela permet une compréhension progressive du rôle stratégique de l’économie culturelle dans le développement social et économique de l’État. Entre 2005 et 2008, des politiques culturelles favorables et une croissance économique rapide soutiennent l’expansion exceptionnelle des ventes aux enchères d’art contemporain. Il y a pendant cette période un alignement du marché de l’art chinois et des collections domestiques avec des marchés étrangers.

D’autre part, ayant adhéré à l’OMC en 2001, la Chine se montre attentive à la préservation de la souveraineté culturelle de l’État face à la pression croissante de la mondialisation. La reconnaissance du soft power vise alors à renforcer l’attractivité culturelle de la nation. Les autorités s’efforcent de faire de l’art contemporain chinois le fleuron de leurs échanges culturels internationaux. Dans ce contexte de mondialisation prégnante, la marchandisation de la scène artistique chinoise témoigne de l’ascendance qu’acquiert l’art contemporain dans le pays au regard de l’art officiel.

Les artistes contemporains, frappés depuis 1989 par l’interdiction d’exposer leurs œuvres dans les musées publics apparaissent à partir de 2005 dans les biennales organisées par l’État et dans les expositions des musées d’art public ; c’en est alors fini de leur statut underground.

Ce changement d’attitude de la société chinoise face à la modernisation et la globalisation des marchés de l’art peut être considéré comme un ajustement de l’ancienne logique institutionnelle de la bureaucratie d’État opéré pour adapter la scène artistique nationale à son nouvel environnement et de permettre à la Chine de se connecter au reste du monde. Et donc, de trouver un nouveau vecteur efficace pour diffuser son influence.

Musées publics, musées privés

L’essor de l’art contemporain en Chine continentale, concomitant à celui des musées qui assurent sa structuration en réseau, est donc d’abord lié aux politiques culturelles qui contribuent à la légitimation de cet art.

Mais un autre facteur s’avère déterminant : le développement des collections privées par de jeunes entrepreneurs chinois en rapport avec l’ouverture de musées privés. Ainsi les nouvelles conditions économiques et le boom de l’économie chinoise font apparaître de nouveaux moyens financiers et économiques pour investir dans différentes formes d’art, en particulier contemporain.

Ce phénomène peut avoir une double motivation : d’une part, les nouveaux collectionneurs privés d’art contemporain, principalement les plus jeunes, ont une forte propension à partager leurs goûts et à exprimer leur attitude en construisant des musées privés.

De l’autre, l’établissement de musées privés leur permet de devenir des acteurs pertinents du système de l’art contemporain et d’influer sur son développement.

Par exemple, si l’on observe la période qui s’étend de 2006 à 2015, les musées privés apparaissent plus actifs que les publics en termes de nombre total d’expositions individuelles et collectives organisées.

En revanche, les musées privés sont moins engagés dans des événements artistiques importants, tels que des événements biennaux, triennaux et internationaux. En effet, ces événements sont souvent coordonnés par l’État, car ils sont considérés comme une forme importante d’échange culturel et artistique au niveau international.

Les musées publics ont donc le privilège d’accueillir d’importants événements artistiques. Les foires d’art créées en Chine reflètent d’une manière très fidèle les dynamiques du marché d’art contemporain. Différents modèles de foires ont été adoptés en Chine ; presque toutes connaissent une belle croissance dans le temps, avec un bon positionnement dans le réseau international à travers la participation de galeries à forte renommée.

Il y a fort à parier que cette nouvelle topographie du système de l’art contemporain se développe en intensité dans les années à venir. Pour la Chine, ce développement a des vertus doubles : il dynamise l’art du pays à l’international et il offre au pays un formidable levier de soft power.

Marilena Vecco, Coordinatrice Axe de recherche Arts and Cultural Management, Burgundy School of Business

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.