Au chevet du monde : pour une clinique de la mondialité - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Au chevet du monde : pour une clinique de la mondialité

Au chevet du monde : pour une clinique de la mondialité

Groupe VI, évolution n°14, 1908, Hilma Af Klint.
Stpckholm, fondation Hilma Af Klint.

« J’ai appris à résister, me soustraire et me relier en cherchant le libre royaume de la vie intérieure, la fascination de l’universel, la nostalgie de la totalité, abandonnés aux poètes, aux artistes, aux mystiques. Car le jour viendra où une société nouvelle fera sa place au paysan, au travailleur, à l’artiste et au penseur. »

Au XIXe siècle, sur son lit de mort, Louis Pasteur aurait soupiré : « Claude Bernard avait raison, le microbe n’est rien, le terrain est tout ». Pendant que le père de la microbiologie s’acharne à trouver un vaccin pour éradiquer le microbe dans l’organisme – cet intrus représenté aujourd’hui par le Covid-19 – le physiologiste se préoccupe davantage de l’état du terrain, le corps humain attaqué par le virus, de la capacité de ce terrain à mobiliser ses ressources internes pour se défendre.

Avec la crise sanitaire actuelle, la réactivation de ce débat mettant en tension deux visions différentes au service de la santé physique amène à en interroger les dimensions psychologiques et sociétales. On peut ainsi considérer le virus de la peur suscitée par cette crise comme une des menaces majeures pour l’équilibre des psychés collectives et individuelles, intimement liées au terrain physiologique.

Une métaphore pour penser l’état du monde

Au regard de différents symptômes mondiaux réactivés ou renforcés par la pandémie, je propose d’utiliser métaphoriquement le microbe et le terrain pour penser notre rapport à certains fléaux qui gangrènent notre monde. Ainsi, le microbe, ce sont aussi bien les attaques terroristes, le retour des idéologies raciales, la xénophobie, les replis et pathologies identitaires, les séquelles des guerres mondiales, des génocides, de la traite des êtres humains que l’infodémie, l’utilisation de la peur, les politiques de restriction des libertés individuelles, la police de la pensée dans l’espace public ou encore la médiocratie à l’université.

Par-delà le corps et la psyché, le terrain relève de l’état de notre monde, de ses vulnérabilités mais aussi de sa capacité à faire face aux héritages identitaires des siècles passés (esclavage, racisme, colonisation, traite des Blancs, traite arabo-musulmane, traite négrière, la Shoah…). Il relève du maintien de notre liberté de penser et d’agir, de notre esprit critique, de notre créativité et de notre capacité de résilience face aux agressions extérieures ainsi qu’au retour du refoulé de notre Corps-Monde.

Si le microbe poursuit sa trajectoire dans le processus de déshumanisation produite par les effets délétères de la mondialisation financière et capitaliste, le terrain à soigner est notre humanité commune représentée par la mondialité, « ce côté lumineux de la mondialisation », « cette aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un espace-temps qui pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit à la fois unique et multiple, et inextricable. C’est la nécessité pour chacun d’avoir à changer ses manières de concevoir, d’exister et de réagir, dans ce monde-là ». Si la mondialisation économique et financière est « histoire », la mondialité est « culture », « devenir », « advenir de la civilisation humaine », un socle commun de partage et de transformations. « Le commun est ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, qui est en partage et à quoi on participe. C’est pourquoi c’est un concept originellement « politique » : ce qui se partage est ce qui nous fait appartenir à la même cité, polis ».

Quel moment vivons-nous ?

Face à l’écrasement des altérités et l’effraction des métacadres (famille, société, culture, institution, environnement), la mondialité offre un espace des possibles, source de créativité. Cependant, s’aventurer sur le terrain de la mondialité confronte à l’imprévisible et à l’inconnu. Le virus à l’origine de la Covid-19 n’était pas prévu et il faut être créatif pour tenir ensemble, dans la durée, face à la situation. Si, à travers ses effets, la mondialisation peut être vécue comme intrusive et explosive, la mondialité est fondamentalement inclusive

« Elle admet que la curiosité de l’homme le conduit à vouloir découvrir l’ensemble de ses semblables, explorer de fond en comble son environnement. »

Dans sa Contribution à une histoire de la mondialisation, François Fourquet avait identifié les « moments » africain, oriental, islamique, européen, anglais et américain qui ont ponctué notre monde phénoménal. Aujourd’hui, faire face à nos symptômes globaux dans un Occident décroché et un « non Occident » émergent, humilié ou plein d’espoir, nécessite d’aller au-delà de ces cloisonnements pour entrer dans le moment mondialité, c’est-à-dire dans une pensée mutuelle à la recherche de ressources communes nous permettant de prendre soin les uns des autres.

Dans Le moment du soin, F. Worms insiste sur la nécessité de deux instants : « l’instant de l’urgence vitale, ou mortelle » qui incite à appeler « Au secours ! » mais aussi « le moment présent dans son ensemble, l’instant des catastrophes, les temps qui les précèdent ou les suivent », une sorte « d’extension de la vulnérabilité ». Ce soin est alors à considérer dans au moins deux conceptions qui mettent respectivement l’accent sur le fait de « soigner quelque chose, un besoin ou une souffrance » et sur le fait de « soigner quelqu’un » ce qui souligne la « dimension intentionnelle et relationnelle du soin ».

A ce sujet, Marcelli rappelle la différence entre traitement et soin. Traiter vient de tractare, tractum, trahere qui signifie « traîner violemment, mener difficilement ». Soigner vient du latin sun(n)i et sunnja qui signifie « s’occuper de, se préoccuper de ». Si le traitement vise l’éradication des symptômes, le soin vise la globalité du sujet considéré. Le soin vise le sujet dans la façon dont il vit ce qui le fait souffrir. Un sourire, un regard bienveillant apportent de la consolation et du réconfort permettant au traitement d’être plus efficace.

A travers les nouvelles générations du XXIe siècle, notre monde crie « Au secours » face à la mutation des nombreux virus qui le menacent et plus globalement face aux héritages « sans testament », sans pédagogie de la transmission de l’histoire des siècles identitaires passés. Il importe certes de traiter les virus de la « crise migratoire », des relents racistes, des radicalisations, de la xénophobie, des nationalismes étroits, mais il est nécessaire et avant tout de considérer et de soigner les sociétés d’accueil, de départ et de transit ainsi que le monde dans son ensemble, dans sa diversité naturelle, culturelle et spirituelle. Dans son ancienneté comme dans sa jeunesse.

Les conséquences traumatiques, migratoires, identitaires de la guerre en Ukraine viennent, une fois de plus, soulever la question de la perception et du traitement du « migrant » selon son origine, sa proximité géographique ou sa couleur de peau. Malgré les dispositifs d’accueil en urgence de la population sinistrée, cette crise ne se traitera pas sans une réflexion profonde sur le terrain idéologique, géopolitique qui a permis son émergence. Elle ne se traitera pas sans une politique de soin global pour « agresseurs » et « agressés » de tous les côtés, tous héritiers des restes de « traumatismes identitaires mutuels de longue durée » non élaborés dans un même monde en mutation.

Instaurer une clinique de la mondialité

Si des symptômes majeurs de notre temps nous avaient déjà alertés sur la nécessité de changer de paradigme pour notre santé mentale globale, l’imprévisible des mutations et variants de la Covid-19 nous montre qu’aucune stratégie nationaliste ou ethnocentrée n’aura été efficace et qu’une issue est possible dans un effort mutuel de repérage des forces complémentaires selon les modèles de sociétés.

Il est nécessaire d’entrer dans la mondialité et de mettre en perspective une clinique de la mondialité, qui accueille à la fois les problématiques familiales, sociétales mais aussi les souffrances mondiales, mondialisées, au-delà des clivages idéologiques, géographiques ou culturels qui ont longtemps rythmé nos relations humaines.

Dans « clinique de la mondialité », clinique est à entendre à la fois dans le sens d’étude clinique du fonctionnement biologique, psychique et identitaire du monde, de lieu de soin – sans frontières géographiques – et de posture épistémologique et politique. Politique dans le sens grec de la « polis », la Cité.

Clinique regroupe alors le sens médical (au chevet du malade), le sens psychanalytique du Care et le sens politique qui confère à la clinique de la mondialité sa posture d’être non seulement au pied du lit du malade mais aussi au pied du monde, en nous, autour de nous, au service du vivre ensemble avec soi-même et avec les autres dans la Cité.

La clinique de la mondialité est une disposition d’esprit qui consiste, à l’instar de Glissant, à agir dans son Lieu en pensant avec le monde, à prendre conscience de la manière dont nous sommes traversés par les problématiques mondiales tout en nous pensant dans ce monde-là. Une clinique de la généalogie de l’Homme aux prises avec ses héritages historiques, culturels, identitaires. Qui suis-je pour l’autre ? Qui est l’autre pour moi ? Où suis-je ? Quand suis-je ? Où en suis-je de ma prise de conscience des traces de l’autre en moi et des miennes en lui ? Telles sont les grandes questions de cette prise de conscience généalogique dans la clinique de la mondialité.

Devant la nécessité de prendre soin de notre Terrain-Monde, la clinique de la mondialité offre un terrain d’accueil, d’élaboration et de transformation des héritages traumatiques corporels, psychiques, identitaires en vue de passer des générations racialisées basées sur la couleur de peau, la langue, la religion, les origines géographiques aux générations mondialisées dont le vecteur est notre humanité commune. Là où le débat se polarise, dans une binarité mortifère, sur des référentiels erronés ou désuets, la clinique de la mondialité invite à prendre notre humanité commune comme seul référentiel qui vaille en matière d’identité.

En somme, à l’instar de Pasteur et de Claude Bernard, la clinique de la mondialité vise à réinjecter de l’espoir dans l’Âme du monde et à renforcer nos défenses physiologiques, psychologiques, intellectuelles et spirituelles sur le terrain de l’Humanité. L’immunité collective tant recherchée est probablement au prix d’une clinique de la résilience collective, entendue comme la capacité à préserver son humanité et celle de l’autre, malgré l’adversité et les turbulences événementielles et environnementales.

Désormais, c’est au chevet du monde, voire au bord d’un monde qui s’effondre et qui espère aussi, que le soignant attend le patient, le politique ou le citoyen lambda dans la Cité des Hommes. Attendre au sens d’espérer un moment de répit face aux différents virus qui affectent et interrogent notre Corps-Monde dans sa capacité à puiser dans ses ressources cachées, à se réguler et à briser les murs idéologiques pour entrer dans la mondialité.

Daniel Derivois, Professeur de psychologie clinique et psychopathologie. Laboratoire Psy-DREPI (EA 7458), Université de Bourgogne – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.