Enseignement supérieur : de la liberté de manifester des étudiants à la neutralité du service public - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Enseignement supérieur : de la liberté de manifester des étudiants à la neutralité du service public

Qui est responsable de l’ordre sur un campus ? Auprès de qui une manifestation doit-elle être déclarée ? Quels sont les droits des étudiants en la matière ? Comment les universités s’assurent-elles de la liberté d’expression ? Quelques éclairages juridiques.

Alors que différents rassemblements étudiants « en soutien au peuple palestinien » ont été organisés début octobre, le nouveau ministre de l’Enseignement supérieur Patrick Hetzel s’est adressé aux chefs d’établissement pour leur rappeler « leur responsabilité dans la préservation des libertés académiques et leur rôle dans la prévention de risques éventuels ».

Ces événements sont l’occasion de revenir sur le cadre juridique qui s’applique aux manifestations étudiantes et à l’exigence de neutralité au sein de ce service public.

Qu’est-ce que la liberté de manifestation et quelles sont ses limites ?

La liberté de manifestation n’est pas expressément reconnue par les textes français de valeur constitutionnelle. Le Conseil constitutionnel estime cependant qu’elle découle de la liberté d’expression et de communication issue de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Comme toute liberté, elle est encadrée. Tout d’abord, elle ne saurait donner lieu à l’expression de propos pénalement répréhensibles tels que la diffamation, l’injure, la contestation de l’existence de certains crimes ou la provocation à des actes de terrorismes et d’apologie de ces actes.

Tout fonctionnaire – et notamment tout chef d’établissement public – qui aurait connaissance de la commission de tels délits dans le cadre d’une manifestation étudiante organisée au sein de son institution serait tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République en application de l’article 40 du code de procédure pénale.

Ensuite, la liberté de manifester doit se faire dans le respect des dispositions du code de la sécurité intérieure. Son article L. 211-1 impose ainsi de déclarer « tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d’une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. » Cette déclaration doit se faire en mairie ou en préfecture selon le territoire concerné, « trois jours francs au moins et quinze jours francs au plus avant la date de la manifestation » (article L. 211-2 du même code).

En principe, il n’est donc pas nécessaire d’obtenir une quelconque autorisation pour pouvoir manifester ; une déclaration suffit. Cependant, les autorités peuvent toujours interdire une manifestation de nature à troubler l’ordre public (article L. 211-4 du même code), ce qui rapproche finalement le régime de déclaration de celui de l’autorisation.

Comment ce régime juridique s’applique-t-il aux étudiants ?

Les étudiants manifestants doivent naturellement respecter le droit pénal et les limites qu’il pose à la liberté d’expression. Ils doivent ensuite se soumettre aux régimes de déclaration voire d’autorisation applicables. S’ils désirent par exemple se rassembler devant les locaux de leur établissement pour exprimer des revendications, ils doivent en faire la déclaration auprès de l’autorité compétente dans le délai imposé conformément au code de la sécurité intérieure.

En revanche, le régime de déclaration en mairie ou en préfecture ne s’applique pas à l’intérieur des établissements puisqu’il ne s’agit plus de manifester « sur la voie publique ». Dans ce cas, il faut s’en remettre aux règles applicables à l’intérieur des locaux universitaires.

En leur sein, la police administrative est de la compétence du chef d’établissement : les textes lui confient la responsabilité du maintien de l’ordre et de la sécurité dans l’enceinte de son établissement. Dès lors, si les étudiants souhaitent organiser un événement particulier en son sein, ils doivent en informer le chef d’établissement. En effet, bien qu’ils bénéficient de la liberté d’information et d’expression, ils doivent l’exercer « dans des conditions qui ne portent pas atteinte aux activités d’enseignement et de recherche et qui ne troublent pas l’ordre public »

Il leur revient donc d’informer au préalable le chef d’établissement de leur projet afin que celui-ci puisse, le cas échéant, faire usage de ses pouvoirs de police. De tels pouvoirs lui permettent d’abord de prendre des mesures préventives : faire appel à du personnel de sécurité pour encadrer l’événement ; interdire la manifestation, etc. Ils l’autorisent ensuite à prendre des mesures destinées à faire cesser un trouble à l’ordre public : en particulier, les textes reconnaissent au chef d’établissement la faculté de faire appel à la force publique. La « franchise de police » dont bénéficient les établissements d’enseignement supérieur ne l’empêche nullement.

En cas de manifestation au sein de l’établissement, se pose également la question de la nécessité de se conformer aux exigences particulières résultant de la police des établissements recevant du public (ERP). Le règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les ERP prévoit notamment que l’utilisation d’un établissement « pour une exploitation autre que celle autorisée […] doit faire l’objet d’une demande d’autorisation présentée au moins deux mois avant la manifestation ou la série de manifestations ».

Ainsi, dès lors que des étudiants souhaitent organiser un événement qui sort des usages habituels de l’établissement, il est nécessaire que l’exploitant (le chef d’établissement) et l’organisateur (les étudiants, éventuellement organisés sous forme d’association) sollicitent une autorisation, généralement auprès de la mairie.

Or une manifestation à caractère politique semble pouvoir être qualifiée « d’exploitation autre que celle autorisée ». En effet, la destination des établissements d’enseignement supérieur – classés « R » – est « l’enseignement ou […] la formation ». Les manifestations politiques n’entrant pas dans cette destination, elles semblent devoir être soumises au régime d’autorisation préalable pour utilisation exceptionnelle. Un tel régime d’autorisation paraît cependant contraire à la liberté de manifester, d’autant plus que, depuis novembre 2023, la demande doit être déposée au moins deux mois avant la manifestation, contre quinze jours auparavant.

La liberté d’expression, dont découle la liberté de manifestation, suppose une certaine spontanéité peu conciliable avec un tel régime d’autorisation. Cependant, quand bien même un tel régime devrait s’appliquer à l’intérieur des établissements, les étudiants ne seraient pas dépourvus de toute liberté d’expression. D’une part, la liberté de manifester sur la voie publique, éventuellement devant les établissements, leur reste acquise. Ensuite, d’autres modes d’expression exempts de toute autorisation restent envisageables : par exemple, l’organisation d’un débat, faisant notamment intervenir des spécialistes de la question concernée, n’a pas à être soumise à la réglementation relative aux ERP dans la mesure où elle peut être considérée comme participant de l’activité d’enseignement ou de formation des établissements « R ».

Qu’en est-il de la neutralité des établissements d’enseignement ?

Dans un avis du 19 juin 2024, le collège de déontologie de l’enseignement supérieur et de la recherche a indiqué qu’en vertu du principe de neutralité rappelé à l’article L. 121-2 du code général de la fonction publique, « un établissement public ne saurait faire sienne la revendication d’opinions politiques » et a rappelé le contenu de l’article L. 141-6 selon lequel « le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ».

Dans le même esprit, le nouveau ministre de l’Enseignement supérieur a condamné « fermement » les manifestations propalestiniennes d’étudiants qui, selon lui, iraient « à l’encontre des principes de neutralité et de laïcité du service public de l’enseignement supérieur ». Cette question de la neutralité – politique et/ou religieuse – au sein du service public de l’enseignement supérieur nécessite des éclaircissements impliquant de faire une distinction entre la neutralité des personnes physiques qui composent ce service public (les étudiants et les universitaires) et la neutralité de la personne morale qui l’exécute (les universités et les grands établissements notamment).

S’agissant tout d’abord de la neutralité des étudiants et des universitaires, celle-ci ne semble pas pouvoir leur être imposée. D’une part, le devoir de neutralité invoqué par le collège de déontologie, fondé sur l’article L. 121-2 du code général de la fonction publique, concerne les agents publics. Il ne s’applique donc pas aux usagers, à qui la loi reconnaît par ailleurs expressément, ainsi que cela a été rappelé, la liberté d’information et d’expression.

Le fait que l’interdiction du port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ne s’applique pas aux étudiants est à ce titre topique. D’autre part, il ne s’applique pas, la plupart du temps, aux enseignants-chercheurs, enseignants et chercheurs, lesquels « jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche » ([article L. 952-2 du code de l’éducation]).

S’agissant ensuite de la neutralité des établissements, s’il est vrai que l’article L. 141-6 précise que le service public de l’enseignement supérieur doit être « indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique », il ne fonde pas à proprement parler une exigence de neutralité, mais d’indépendance. Ces deux notions peuvent être différenciées :

  • l’indépendance se conçoit dans une approche exogène et signifie que les établissements doivent être protégés d’ingérences extérieures (par exemple, leurs prises de décisions ne sauraient être dictées par des exigences purement économiques de rentabilité imposées par des financeurs ou des donateurs tiers) ;

  • la neutralité est endogène et implique une interdiction de manifester ses opinions, qu’elles soient politiques, religieuses ou philosophiques.

Les deux notions sont, il est vrai, parfois, intimement liées : une manifestation d’opinion peut notamment révéler un défaut d’indépendance. C’est la raison pour laquelle le juge administratif a décidé que les devoirs de réserve et de neutralité interdisaient à un président d’université, par ailleurs professeur des universités et prêtre de l’Église catholique, d’exprimer ses opinions religieuses lorsqu’il exerce son mandat et en-dehors.

La neutralité ne saurait pour autant limiter toute expression d’opinion de la part d’un établissement ; elle doit se concilier avec d’autres impératifs. En premier lieu, il faut tenir compte de la mission du service public de l’enseignement supérieur qui est notamment de contribuer,

« au sein de la communauté scientifique et culturelle internationale, au [débat des idées, au progrès de la recherche et à la rencontre des cultures] ».

Il en résulte que, si le principe d’indépendance peut justifier une certaine neutralité de l’établissement impliquant de refuser la mise à disposition de salles par des collectifs d’étudiants propalestiniens « pour ne pas associer dans l’opinion publique son établissement à une campagne politique internationale en faveur du boycott des échanges scientifiques et économiques avec un État », il ne peut fonder le refus d’organiser une conférence au seul motif « que les communications des deux conférenciers s’inscrivent de façon engagée dans un débat politique ».

En second lieu, la neutralité ne semble pas devoir interdire des prises de position en faveur de la défense de principes républicains, tels que ceux énoncés à l’article 1ᵉʳ de la Constitution. Cette entorse à la neutralité, qualifiée par le professeur Thomas Hochmann de principe de la « démocratie militante », justifie par exemple que les présidentes et présidents d’universités aient pu exprimer publiquement et collectivement leur opposition à la loi dite « immigration » en rappelant leur attachement

« aux valeurs sur lesquelles se fonde l’Université française : celles de l’universalisme, de l’ouverture et de l’accueil, de la libre et féconde circulation des savoirs, celles de l’esprit des Lumières. ».The Conversation

 

Camille Fernandes, Maîtresse de conférences en droit public, membre du CRJFC, Université de Franche-Comté – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.