Débat : Le prix du carbone, pas uniquement guidé par le court terme - COMUE Université Bourgogne-Franche-Comté

Débat : Le prix du carbone, pas uniquement guidé par le court terme

Le marché européen du CO2 bat des records. Après dix années de faiblesse structurelle entre 2008 et 2018, où le prix du carbone oscillait entre 5 et 10 euros en Europe, le prix des quotas d’émission a flirté avec la barre des 100 euros avant la crise ukrainienne. Il a subi une importante correction au cours de la première semaine de mars, puis est reparti à la hausse pour s’établir aujourd’hui aux environs de 80 euros.

À de tels niveaux, le prix du carbone renchérit fortement les technologies très émettrices et pénalise beaucoup d’entreprises qui n’ont pas modifié leurs processus de production.

Dans le contexte de l’envolée des prix des commodités énergétiques générée par la pandémie de coronavirus, des critiques adressées au marché du carbone se sont fait entendre, celui-ci étant accusé d’être un instrument instable, uniquement guidé par le court terme.

À quoi sert le marché du carbone en Europe ? (Alternatives économiques/YouTube, le 3 février 2020).


Au début du mois de mars, avec le conflit en Ukraine et les tensions sur le marché du gaz, le prix du CO2 en Europe a subi une forte correction, anticipant les conséquences d’une contraction de l’activité économique devant se traduire par une réduction de la contrainte fixée par le mécanisme. Mais cette tendance s’est infléchie, et le marché du carbone se maintient depuis la mi-mars à des niveaux proches de 80 euros la tonne de CO2. L’influence des réformes structurelles semble donc rester visible.

Le marché du carbone est-il uniquement guidé par le court terme ? Qu’en est-il dans les faits ?

Une hausse guidée par le long terme

Contrairement à une idée qui s’est répandue en 2021, à un moment où le prix du gaz s’envolait alors que le marché européen du CO2 battait des records, le court terme n’est pas l’unique déterminant du prix sur le marché du carbone.

À l’inverse, le marché est très sensible à la contrainte de réduction des émissions fixée par la loi, et sans volonté politique claire sur l’adoption d’objectifs climatiques ambitieux à long terme, il reste faible et ne produit aucun effet.

Le marché européen du CO2, dit EU ETS, en donne une bonne illustration.

Depuis fin 2018 et l’adoption d’un objectif de réduction des émissions en Europe pour l’après 2020 (-40 % à horizon 2030 par rapport au niveau de 1990), puis le rehaussement de celui-ci à -55 % dans le cadre du pacte vert européen, le prix des quotas d’émission sur le marché européen a connu une augmentation constante.

Le marché européen n’a cessé de battre des records. Si le marché du carbone s’est montré naturellement sensible à la conjoncture et à l’envolée des prix de l’énergie depuis l’été 2021, force est de constater que la tendance haussière sur l’EU ETS a été amorcée bien avant, avec un prix du CO2 franchissant la barre des 50 euros dès le printemps 2021.

Évolution du prix du carbone en Europe ces deux dernières années
Prix du carbone en Europe.
theice.com


L’influence de la volonté politique a été particulièrement visible au premier semestre 2020, où le prix du carbone augmentait alors que la pandémie de coronavirus précipitait les économies dans les abîmes d’une crise inédite avec un prix du pétrole devenant négatif… Dans de telles conditions, avec la crise et l’effondrement de la production, la baisse exogène des émissions « avant effort » aurait dû se traduire par une forte baisse du prix des quotas (traduisant un moindre niveau d’effort fixé par le plafond de l’EU ETS), comme ce fut le cas pendant la crise de 2008.

Or, tel n’a pas été le cas, et l’EU ETS a davantage réagi à la volonté de fixer un cap au-delà de 2020 qu’aux oscillations dictées à court terme par la pandémie.

C’est donc bien le long terme qui est le déterminant essentiel… à condition qu’il y ait une volonté politique et des objectifs climatiques ambitieux.

L’impact du conflit ukrainien et des tensions sur le marché du gaz

Le marché du carbone a enregistré une forte correction pendant la première semaine du mois de mars 2022, avec un prix de l’EUA (« European Union Allowances », les quotas d’émission sur l’EU ETS), passant de 80 à 60 euros entre le 1er et le 7 mars 2022.

Face à la crise ukrainienne et à la flambée des prix des énergies, le marché a réagi logiquement à ses fondamentaux, en anticipant une réduction des émissions « avant effort », conséquence d’une contraction de l’activité économique, et ainsi un affaiblissement de la contrainte prescrit par le mécanisme (la contrainte correspondant à la différence entre le niveau des émissions « avant effort » et le plafond en dessous duquel les émissions doivent être ramenées).

En outre, pendant cette période, la tendance baissière sur l’EU ETS a été intensifiée par les annonces faites par les autorités allemandes concernant la volonté de ne pas s’opposer « idéologiquement » à l’énergie nucléaire pour faire face à l’envolée du prix du gaz. Les conséquences d’une telle décision, si elle devait finalement se réaliser (ce qui ne semble pas être le cas), seraient une baisse des émissions « avant effort » pour le très émetteur secteur allemand de l’électricité. L’EU ETS a également réagi à cette information en diminuant au début du mois de mars.

Mais la correction observée début mars a dépassé les niveaux liés à l’évolution des fondamentaux du marché du carbone. La surréaction à la baisse de l’EU ETS est la conséquence de l’explosion du coût des positions ouvertes sur les contrats financiers pour le gaz (les « appels de marge ») avec un prix du gaz passant de 120 à 230 euros par MWh entre le 1er et le 7 mars.

Prix de référence pour le gaz en Europe (contrats TTF)
Prix du gaz en Europe.
theice.com


Face à cette situation, début mars, la vente de quotas a permis de dégager des liquidités pour faire face au coût énorme des appels de marge sur le gaz. Cela a accentué la baisse du prix du carbone au-delà de la correction normale liée à la baisse des émissions « avant effort ».

Depuis, la flambée folle du prix du gaz s’est calmée : même s’il reste à des niveaux extraordinairement élevés, le prix du gaz se situe depuis la mi-mars aux alentours de 110 euros par MWh, alors qu’il atteignait près de 230 euros le 7 mars dernier.

Cet épisode est d’autant plus surprenant qu’il existe en temps normal une corrélation positive entre les prix du gaz et du carbone : une augmentation du premier se traduisant par un recours accru aux centrales électriques au charbon (ces dernières devenant plus compétitives par rapport aux centrales gaz) avec pour conséquence un accroissement des émissions « avant effort » et du prix du carbone.

Or, début mars, avec la vente de quotas pour financer le coût de l’augmentation du prix du gaz, la corrélation a été négative pendant une semaine. Du jamais vu.

L’épisode des appels de marge est passé, le prix de l’EUA est reparti à la hausse et semble avoir trouvé un nouvel équilibre aux environs de 80 euros. Le marché du carbone reste donc sensible aux rehaussements de ses objectifs à long terme opérés ces dernières années, malgré la crise.

La nécessité d’avoir des objectifs stables et ambitieux pour le long terme

Sur le long terme, la volonté politique joue un rôle clé. Sans cela, le marché du CO2 ne produit aucun effet. C’est ce qui explique la faiblesse de l’EU ETS entre 2008 et 2018, avant l’adoption d’un objectif pour l’après 2020.

En l’absence d’objectifs climatiques ambitieux, annoncés longtemps à l’avance, il y a nécessairement des rattrapages brutaux qui se font, quand sont compensés, à la hâte, les retards du passé. Cela produit de l’instabilité pour les entreprises, avec ou sans marché du CO2.

Faire du marché du CO2 le seul responsable de ces retards et des rattrapages brutaux qui suivent, c’est s’attaquer au thermomètre plutôt qu’à la maladie.

Ainsi faut-il interpréter l’augmentation du prix du carbone en Europe et les niveaux records observés avant la guerre en Ukraine, non pas comme une surréaction à des phénomènes conjoncturels, mais plutôt comme les conséquences des rattrapages opérés en 2020 et 2021 pour aligner, à la hâte, l’EU ETS sur les engagements pris par l’Union européenne en 2015 dans le cadre de l’Accord de Paris sur le climat.

C’est l’attentisme et le report des décisions qui sont coupables, pas le marché du carbone.

Le prix du carbone pour financer la transition

Au-delà de la nécessité de mettre un prix sur la valeur associée à la rareté pour les émissions, seul le prix du carbone peut permettre de dégager des recettes capables de financer les mesures nécessaires à l’accompagnement des ménages et des entreprises dans la transition bas-carbone.

Sans prix du carbone, avec uniquement des normes qui plafonnent les émissions, nous subirons également tous les coûts associés à la réduction des émissions (ou alors on acte qu’on ne veut pas réduire les émissions pour ne pas en supporter le coût…), nous payerons le « prix implicite » du carbone, mais il n’y aura aucune recette pour venir accompagner les ménages et les entreprises en les aidant à supporter le coût de la transition.

Les enchères de quotas pour le marché européen du CO2 donnent une bonne illustration : elles génèrent des revenus qui permettent de financer les mesures de soutien pour le développement des énergies renouvelables.

Sans prix du carbone, nous aurons bien le coût, mais pas les recettes pour financer les mesures d’accompagnement. Seul le prix du carbone peut à la fois réduire les émissions et aider les ménages et les entreprises à réaliser leurs transitions, en finançant les mesures d’accompagnement et de soutien. Nous avons besoin du prix du carbone pour financer des « allocations climat ».

Avons-nous besoin d’une fiscalité écologique ? | Mireille Chiroleu-Assouline | TEDxTours.

 

Le rôle clé de la volonté politique

Le marché du carbone a une fonction importante. Il ne peut cependant pas être la solution unique au problème du changement climatique. Il ne peut en aucun cas se substituer à la volonté politique.

En revanche, dénier toute utilité au marché du carbone sur la base d’interprétations tronquées et erronées constitue une autre dérive. Faisons preuve de pragmatisme : régulons mieux l’EU ETS sur le périmètre où il est pertinent, celui des grandes entreprises capables de manipuler cet instrument.

Fixons des objectifs climatiques clairs et ambitieux, longtemps à l’avance. Utilisons mieux et davantage les mécanismes économiques capables d’assurer une évolution moins heurtée du prix des quotas, tels que la réserve de stabilité introduite sur l’EU ETS en 2019.

Vincent Bertrand, Maître de conférences, chercheur en économie de l’énergie, Université de Franche-Comté – UBFC

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.