Faux passes sanitaires, « Koh-Lanta »… Vivons-nous l’ère de la triche ?
[Publié le 14 janvier 2022]
Rien à gagner
On y décèle notamment certains éléments qui favorisent les comportements de fraude et que nous avons documentés dans nos travaux de recherche en économie comportementale.
Ils sont de plusieurs ordres :
Tout d’abord, l’existence, d’un « cadrage négatif ». Dans les deux situations, les individus n’ont rien à gagner, mais à perdre : d’une part, la routine de vie « normale », qui était un acquis, où tout était permis, d’autre part, une place de « héros » et de « légende » de la télévision. Dans cette édition spéciale, les participants étaient en effet « prisonniers » du cadrage, car, étant des « stars » des saisons passées, ils avaient tout à perdre.
Or, nous avons démontré qu’en opposition à un cadrage de gain, un cadrage de perte a une influence désastreuse en termes de mensonge. Il incite en effet de manière significative les individus à tricher pour justement conserver leur situation en péril. Il a en outre été montré que l’influence du cadre pèse davantage lorsque les préférences initiales des individus sont déjà très polarisées vers des comportements de fraude.
Ces enseignements de l’économie expérimentale montrent donc que les calculs coûts-bénéfices ne suffisent pas à comprendre le phénomène de triche. Il s’agit de compléter l’analyse en prenant en compte les préférences individuelles et l’influence de l’environnement (comme l’a démontré, non sans critiques, le professeur israélo-américain de psychologie et d’économie Dan Ariely).
Cette influence de l’environnement devrait d’ailleurs interroger l’action publique : n’a-t-on pas créé les conditions pour que la fraude au passe sanitaire existe, en posant ce cadrage de perte de libertés ? La question est d’autant plus essentielle que ce cadre négatif modifie la norme d’altruisme dans la société, ce qui constitue le deuxième vecteur de la triche que l’on observe actuellement.
Épuisement
De manière générale, les individus se montrent davantage altruistes quand ils ont quelque chose à perdre. Or, ce principe ne s’observe qu’à condition que la situation soit subie et que la norme soit la même pour tous. Mais la communication de ceux qui déjouent les règles, notamment sur les réseaux sociaux, crée une nouvelle norme « anti-système » qui scinde la population. À l’intérieur de ces groupes, la propension à se comporter de manière immorale devient alors plus forte qu’individuellement.
En outre, nous avons montré que, lorsque les individus ont le choix de se positionner par eux-mêmes dans un cadrage négatif (se positionnant donc délibérément perdants d’une situation), leur capacité au partage (et donc leur altruisme) s’en trouve négativement impactée.
Enfin, notre dernière explication à l’essor de la triche tient à une extension de ce cadrage négatif par un sentiment « d’épuisement ». La théorie de l’épuisement, bien que validée, malmenée et réinterprétéé, démontre notre tendance à tricher davantage quand il s’agit de nourriture, comme dans le cas de « Koh-Lanta ».
Mais ce que la réinterprétation de la théorie de l’épuisement nous dit, c’est que l’épuisement est surtout une émotion, donc qu’il peut être induit : plus l’on se sent épuisé, moins les barrières morales seront activées. Donc, si nous naviguons dans une situation sociale décrite de manière répétée comme épuisante, construite d’efforts de privation répétés, nous allons intégrer cette composante dans notre comportement, et la tricherie pourra y faire plus facilement sa place.
Que faire face à cette situation ? Changer la perception de cadrage de perte, vérifier que l’on ne crée donc pas les conditions de triche automatique, mettre plus en avant les groupes vertueux et pas la norme alternative, promouvoir plus les actes moraux, ou encore rendre plus visibles les exemples d’accomplissement plutôt que ceux d’épuisement…
Angela Sutan, Professeur en économie comportementale, Burgundy School of Business et Antoine Malézieux, Professeur en économie comportementale et marketing, Burgundy School of Business
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.