De Paris à Londres, dans les laiteries urbaines du XIXᵉ siècle
Des caves à fromages médiévales à la production de lait dédiée aux chocolatiers au début du XXe siècle, l’historien Fabien Knittel s’intéresse dans son ouvrage « La Fabrique du lait », paru début mars 2023 aux éditions CNRS, aux mutations des mondes ruraux et des pratiques agricoles en Europe occidentale. Dans l’extrait choisi que nous vous proposons de découvrir ci-dessous, l’auteur nous plonge dans l’univers des laiteries urbaines qui alimentaient en lait frais les capitales française et britannique.
Dans les grandes villes européennes, la consommation de lait frais est un sujet de préoccupation pour les hygiénistes du XIXe siècle. C’est un commerce important qui suscite des questionnements tant commerciaux que de santé publique sur la qualité du lait, sur l’approvisionnement ou sur la prévention des fraudes. L’exemple des laiteries de Paris, Londres ou Copenhague permet d’aborder toutes ces questions.
L’hygiène des étables parisiennes intra-muros est un point capital pour assurer une distribution de lait sain. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, parallèlement aux étables des laitiers-nourrisseurs où l’on élève des vaches intra-muros pour vendre leur lait, l’approvisionnement en lait de la capitale s’effectue grâce à des charrettes à cheval dans un rayon d’environ 15 km.
Des « ramasseurs » récupèrent les bidons de lait ensuite vendus directement à domicile ou confiés à des dépôts de crémiers ou laitiers en gros. Les consommateurs parisiens se rendent aussi parfois directement à l’étable pour obtenir du lait frais à la source. La collecte organisée grâce au développement du chemin de fer permet d’étendre ce rayon d’approvisionnement jusqu’à 150 km à la fin du XIXe siècle. Paris compte encore 1550 établissements de laitiers-nourrisseurs en 1899.
Olivier Fanica juge que l’on consomme à Paris, vers 1900, le lait d’environ 150 000 vaches en une année. À raison d’environ 1 500 litres de lait par vache et par an, cela donne une consommation annuelle d’environ 225 000 000 de litres. Les étables parisiennes des laitiers-nourrisseurs, pour la plupart d’origine auvergnate, n’en fournissent alors que 10 %, soit 22 500 000 litres.
Les étables à l’hygiène trop souvent douteuse disparaissent alors peu à peu, remplacées progressivement par un approvisionnement issu des fermes laitières des alentours. Se développe alors une structure de type industriel pour approvisionner le marché parisien. Les étables parisiennes n’assurent plus que 15 % du commerce du lait parisien en 1913, seulement 8 % durant les années 1930 et à peine 3 % en 1945.
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, on assiste à Paris à l’essor des laitiers en gros, comme la Compagnie générale de la laiterie parisienne, société en commandite fondée en 1859. Elle fait rapidement faillite, mais d’autres se développent comme la Société des Fermiers réunis, fondée en 1881, qui devient le premier fournisseur de lait de Paris avec environ 200 000 litres de lait quotidien jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Si les Fermiers réunis dominent le marché parisien, ils n’en ont pas l’exclusivité. Ils doivent compter, au début du XXe siècle, avec la Laiterie centrale, la Laiterie d’Augerville, la Laiterie Hauser et, enfin, la Société laitière Maggi, fondée en 1907. Le succès de cette dernière tient à la création d’une chaîne de magasins qui assurent une vente de lait dans des conditions d’hygiène optimales. Face à l’hégémonie des entreprises de vente, les producteurs de la banlieue parisienne se regroupent en coopérative pour contrebalancer leur quasi-monopole.
Les sociétés de laiteries installent leurs locaux à proximité des gares afin de pasteuriser le lait dès son arrivée. Au début du XXe siècle, le lait frais est parfois stérilisé, à une température proche de 100 °C, avant d’être versé dans les bouteilles vendues directement aux particuliers. Cela limite les problèmes d’hygiène, mais c’est économiquement peu rentable.
Il faut attendre les années 1930 pour que le lait soit transporté dans des citernes isothermes ; on généralise alors aussi l’embouteillage du lait. Une fois conditionné, le lait est vendu au porte-à-porte par des laitières, souvent des jeunes filles, dans tous les quartiers de la capitale. Si le lait vendu à Paris est principalement du lait de vache, on peut aussi y trouver du lait de chèvre, dont des troupeaux stationnent à Paris de février à octobre-novembre et procurent ainsi leur lait aux Parisiens jusqu’à la veille de la Grande Guerre.
À Londres, dans les années 1820-1830, le désir de lait frais et non frelaté se traduit par une demande importante de traite en présence du client, ce que rendent possible les étables urbaines ainsi que la « foire au lait » de Saint James’s Park depuis le XVIIe siècle.
Cette foire au lait, qui a existé jusqu’en 1905, était un point de vente identique à la « pierre au lait » parisienne, à un carrefour proche de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, où les laitières vendaient leur lait jusqu’au XVIIIe siècle. Mais la croissance de l’agglomération londonienne au XIXe siècle, et donc l’augmentation des distances à parcourir, va progressivement mettre fin à cette pratique. Les consommateurs s’en remettent alors aux vendeuses ambulantes.
Le commerce du lait frais est assuré principalement par des jeunes filles pauvres (parfois appelées milkmaids), d’origine galloise ou irlandaise le plus souvent, qui se rendent en pleine nuit, dès trois ou quatre heures du matin, dans les étables à la périphérie de la ville pour remplir leurs seaux de lait avant de retourner dans les quartiers centraux pour le vendre au petit matin. Mais à partir des années 1850, les charrettes de bidons de lait sont de plus en plus fréquemment véhiculées par des hommes. Les femmes sont alors assignées au commerce de détail. Cette division genrée des tâches techniques est fondée sur les stéréotypes de la (prétendue) force masculine et de la (prétendue) délicatesse féminine.
Durant la première moitié du XIXe siècle, la demande de lait frais à Londres émane principalement des catégories sociales aisées, la consommation dans les milieux populaires étant encore rare et peu régulière. À la fin du XIXe siècle, les petites gens achètent quelquefois du babeurre ou du lait écrémé. Mais ces produits ont peu de succès à Londres ; contrairement à Liverpool ou Glasgow où ils sont prisés dans les quartiers ouvriers et populaires.
Se développe aussi à partir des années 1830 la vente au détail du lait à proximité des étables londoniennes. Ces échoppes se trouvent dans une zone étroite s’étendant de Clerkenwell à Hyde Park Corner. Certains vendeurs urbains cherchent le maximum de profit en augmentant leur clientèle, ce qui implique un prix de vente le moins élevé possible. Or l’hygiène a un coût, et ce lait peu cher est souvent de piètre qualité quand il n’est pas tout simplement impropre à la consommation.
Si la vente de lait frais au détail dans des échoppes dédiées se généralise à Londres durant le XIXe siècle, la vente au porte-à-porte ne disparaît pas pour autant. Certaines laiteries sont même devenues progressivement des magasins de détail plus diversifiés. Il n’est pas rare, vers 1900, qu’on y vende de l’épicerie, des œufs ou de la margarine. La part du lait dans le chiffre d’affaires de ces laiteries tend d’ailleurs à diminuer au profit des autres marchandises.
Les petites laiteries, encore majoritaires au milieu du XIXe siècle, tendent à disparaître au profit d’entreprises plus grandes, des sociétés laitières par actions comme l’Express County Milk Co., fondée en 1864 ou Dairy Reform Co. créée en 1871. La concentration des entreprises de vente du lait en Angleterre et en particulier à Londres se poursuit et s’accentue au XXe siècle. Le lait est alors acheminé à Londres par le train depuis les régions d’élevage laitier environnantes et les étables urbaines tendent à disparaître.
À la fin de la Grande Guerre, l’United Dairies, fondée en 1915, contrôle à elle seule les deux tiers de l’approvisionnement de lait en gros et le tiers du commerce au détail de Londres. Le lait frais est aussi de plus en plus souvent vendu dans des commerces de détail généraux.
Fabien Knittel, Maître de conférences HDR en histoire contemporaine, spécialiste des techniques rurales au XIXe siècle, Université de Franche-Comté – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.